Pourquoi il n'y a pas de GAFA en Europe

Par Jean Guicheteau

On se plaint du caractère envahissant des GAFAM américains, de leur emprise croissante sur l'économie, de la menace qu'ils font peser sur nos libertés et notre culture, pour regretter aussitôt qu'il n'y ait pas l'équivalent en Europe alors qu'ils existent par ailleurs en Chine sous le nom de BATX. On échafaude alors des stratégies pour essayer d'en constituer dans nos pays en mobilisant de l'argent public, des soutiens au starts-up et à la recherche, en formant des milliers d'ingénieurs... Mais aucune de ces initiatives ne semble aboutir à un quelconque résultat. Pourquoi ?

Il n'y a aucune chance de pouvoir les imiter si on ne prend pas conscience du caractère original et spécifique de ce qui fait leur force et comment ils se sont développés. C'est quelque chose en effet qui va à l'encontre de toutes les pratiques de création et de développement des entreprises telles qu'on les pratique en Europe depuis les débuts du capitalisme. Par exemple, en Europe, une entreprise pour croître, doit faire des bénéfices rapidement. Or les GAFAM, du moins dans les premières années de leur existence, n'en font pas, et même subissent des pertes conséquentes. Ainsi AMAZON fut côtée en bourse pour la première fois en mai 1997 avec une valorisation de 1,3 milliard à la fin de l'année alors qu'elle enregistrait une perte de 27 millions sur un CA de 148 millions ! Dans les années qui ont suivi, les pertes se sont accumulées alors que la valorisation continuait d'augmenter et que les investisseurs persistaient à lui faire confiance. Comment expliquer un tel aveuglement ?

La course à la taille avant tout, des clients plutôt que des dollars

Cela tient au caractère spécifique du déploiement des GAFAM qui consiste à occuper le terrain, quoiqu'il en coûte, à saturer le marché, généralement dans un nouveau créneau qui n'existait pas jusqu'alors (la vente de livres sur internet ou le réseau social inventé par fACEBOOK). Ainsi en 1997 le nombre de clients d'AMAZON était passé de 180 000 à 1,5 million entre le début de l'année et la fin. Et c'est cette augmentation exponentielle des clients qui fait la valorisation boursière et le succès de ces entreprises.

Cette stratégie de croissance a été formalisée par Reid HOFFMAN, un ancien créateur de PAYPAL, dans un livre paru en 2018 et intitulé "Blitzscaling", en français: "croissance éclair".

Il y explique comment il s'agit au démarrage de gagner à tout prix des clients, d'élargir le marché, sans trop se préoccuper des dépenses car pour répondre à une demande explosive il faut recruter des ingénieurs à tour de bras, investir dans des serveurs en quantité croissante, ne pas trop se préoccuper de la qualité (au départ il y a beaucoup de bugs et de clients mécontents). C'est cette croissance de la part de marché, cette position de plus en plus dominante, qui rend les investisseurs accros et leur fait accepter de perdre beaucoup d'argent au début avec l'espoir (confirmé) d'en gagner encore plus ensuite...

Il y a donc deux ingrédients initiaux qui font la réussite des GAFAM (mais on pourrait citer aussi PAYPAL ou AIRBNB) : la vision et le culot des fondateurs qui misent sur la technologie pour conquérir le monde sans se fixer de limites a priori et la patience des investisseurs qui acceptent de ne rien gagner au départ tout en continuant à signer des chèques. C'est un bouleversement dans la conception traditionnelle des investissements boursiers, en utilisant la technique bien connue du pied dans la porte et en l'élargissant à la dimension du monde...

C'est ensuite que ces entreprises peuvent alors toucher les bénéfices de cette course effrénée à la taille et de ces efforts herculéens, en devenant ultra-dominantes et étant en mesure d'imposer leurs conditions aux autres, on l'a vu avec Microsoft autrefois et maintenant avec Google et Amazon.