L'économie est-elle faite pour créer de la croissance ?

Par Jean Guicheteau

Faut-il "relancer la croissance", pour "créer des richesses", et "réduire le chômage" ? On se lamente en comparant les taux de croissance en Europe (entre 1 et 2%) et en Chine ou Asie (de 5 à 8%) et en regrettant la période des 30 glorieuses où la France réalisait entre 5 et 6% par an. Mais cela a-t-il un sens ? On compare des économies où les besoins sont saturés avec d'autres qui sont en rattrapage.

C'est en outre oublier 2 choses fondamentales : l'économie n'est pas faite pour créer de la croissance, ni même des emplois mais pour satisfaire des besoins, la croissance des économies développées n'est plus assise sur la QUANTITE, mais sur la QUALITE.

L'économie sert d'abord à satisfaire des besoins, dont l'emploi

C'est en voulant appliquer des principes keynésiens abstraits, que l'on a échoué dans la poursuite des objectifs de croissance et d'emploi. En effet, tout investissement, toute dépense qui ne correspond pas à une demande revient à "arroser le sable" et conduit à un énorme gaspillage de ressources, or celles-ci sont par définition limitées, ce qui obère la croissance et l'emploi.

Mais c'est au nom de cette croissance à tout prix qu'on justifie aussi des délocalisations permises par la liberté absolue des mouvements de capitaux et la disparition des emplois dans les pays riches. Or nous ne sommes pas seulement des consommateurs ; nous avons besoin de nous sentir UTILES comme producteurs, de jouer un rôle dans la société, ce qui implique de dégrader la situation du consommateur en acceptant un prix plus élevé.

L'économie actuelle repose de plus en plus sur la qualité et de moins en moins sur la quantité

C'est une évolution normale des consommateurs dont les besoins en équipements ménagers et personnels sont de plus en plus saturés : on ne voit pas bien en effet pourquoi acheter une 2ème ou 3ème machine à laver le linge, un 3ème téléviseur, un 5ème ordinateur, une 3ème voiture...

La production industrielle intègre davantage ce critère qualité, fiabilité, économie d'usage, qui fait qu'une automobile d'aujourd'hui par exemple est plus solide, plus confortable, plus sûre, moins polluante qu'il y a 30 ans pour un prix identique et plutôt (légèrement) à la baisse. Les consommateurs s'orientent davantage vers la récupération, la production artisanale de qualité et boudent de plus en plus ces produits industriels bas de gamme et standardisés, fabriqués à des millions d'exemplaires et à des milliers de kms, peu chers mais finalement trop cher pour ce qu'ils valent, qui de piètre qualité, encombrent les placards... et les décharges. Comment se fait-il que les entreprises "low cost" sont celles qui ont la plus grosse marge ? A cause de la standardisation. C'est la conséquence de la productivité phénoménale de l'industrie qui ne sait pas ralentir le rythme, a besoin de "cracher" sa production en continue et est complètement prise au dépourvue dès que la machine se grippe, comme on l'a vu lors de la Covid 19.

L'essayiste et informaticien Bruno LUSSATO avait prédit il y a 30 ans (L'Echelle humaine) cette évolution vers des produits fabriqués en petite série, souvent locaux, artisanaux mais de meilleure qualité et plus durables que ceux distribués par la grande industrie anonyme qui va disparaître.

Par conséquent, cette mesure de la croissance, celle du PIB, qui est quantitative, n'intègre pas cette dimension qualitative, qui prend de plus en plus d'importance mais est invisible dans les agrégats macroéconomiques actuels. Cette évolution se traduit même par des baisses de coûts et donc une diminution artificielle du PIB. Ce qui montre bien que l'essentiel ce sont les besoins.

Les services numérisés ne sont pas valorisés au juste prix

A cela s'ajoute l'effet de la numérisation de l'économie que la mesure du taux de croissance ne prend pas en compte non plus. Jeremy RIFKIN dans "La société du coût marginal zéro", explique comment l'utilisation d'internet va encore porter un coup fatal au taux de croissance, puisque pour le prix d'un simple abonnement à internet on a accès à toute une série de services "gratuits" ou à faible coût unitaire. La comparaison de WIKIPEDIA avec une encyclopédie papier est éloquente à cet égard : l'encyclopédie en ligne n'a pas besoin de payer des experts, des maquettistes, des imprimeurs et des transporteurs pour diffuser son savoir. Même si elle n'a pas la même rigueur qu'une encyclopédie traditionnelle, elle est suffisante dans 90% des cas et on en revient ici aussi au principe de satisfaction des besoins.

Au lieu de se lamenter sur ce taux de croissance à jamais perdu, les hommes politiques et les économistes feraient mieux de concentrer leurs efforts sur cette qualité et rechercher les moyens de la généraliser en France, car ce serait un atout considérable.