La société "soviétiforme" et ses effets

Par Jacques Leclerc

Dans les manifestations et actions de blocage organisées depuis janvier et l'annonce de la réforme des retraites par le gouvernement, le secteur public, entreprises publiques (EDF, RATP, SNCF, Radio France ...), fonction publique d’État et locales (éboueurs en régie) est le principal acteur sur le terrain, loin devant le privé; c'est assez incompréhensible, puisque la plupart des régimes spécifiques à ce secteur ont été relativement protégés des effets de la réforme par MACRON, notamment avec la clause incongrue dite "du grand père".

Cela est certes du à la plus grande proportion de syndiqués dans ce secteur, mais aussi à un état d'esprit bien particulier, assez revendicatif et généralement opposé à la liberté d'entreprendre et au marché. C'est le résultat de la puissance historique du parti communiste dans ce secteur depuis la guerre, car il considère la fonction publique comme l'embryon de la future société socialiste. D'où la nécessité de le maintenir à tout prix et même de l'accroître si possible jusqu'à embrasser la totalité de l'économie. On aurait ainsi réalisé une "révolution" en douceur, une socialisation insidieuse de la France : la société soviétiforme.

Évidemment cette théorie a peu de choses à voir avec le service public, et notamment ses principes fondateurs de continuité (gravement écorné par un droit de grève quasi illimité), et d'adaptabilité (rendu inopérant par la rigidité des statuts). Elle entre en conflit frontal avec la réalité de l'économie de marché qui impose au contraire de contenir le secteur dit "administré" dans les limites très strictes de la nécessité. On a laissé s'enkyster dans ce secteur un groupe compact de militants déterminés à défendre ce bloc rigide de statuts et de financement publics non négociable.

Un système qui refuse toute évolution

C'est ainsi que toute réforme du secteur public, pour le rendre plus efficace et moins coûteux, est devenue mission impossible car elle revient dans ce discours à la "privatisation" et à la "casse" du service public; la "privatisation" dont il est question ici ne concerne absolument pas la propriété de l'outil de production, mais la simple mise en oeuvre de méthodes de gestion innovantes, éventuellement inspirées du privé, mais aussi d'autres pays d'Europe, qui remettrait en cause les "fondamentaux" de l'idéologie soviétiforme, dont on sait depuis longtemps qu'il s'agit d'une fiction et qui a consisté à déséquilibrer le statut en le vidant progressivement de ses aspects contraignants (discipline, mobilité...) : tous les agents ont la même compétence et le même engagement, l'évolution se fait à l'ancienneté, tous les services sont de qualité égale, le financement doit être le même pour tout le monde et si possible en hausse constante, de même que les effectifs, l'évaluation est une horreur et il faut l'empêcher à tout prix, on n'a pas de compte à rendre aux usagers (qui ne sont surtout pas des clients) et encore moins aux contribuables etc.

On voit bien que cette fiction est chaque jour davantage menacée et plus difficile à soutenir, mais cela contribue à rigidifier d'autant plus nos militants sur la défense de leurs acquis dans un esprit de forteresse assiégée. Il faut donc essayer de briser ce bloc de défense, en appeler à l'opinion en le déconsidérant, s'adresser à la masse des fonctionnaires non politisés en leur montrant qu'ils ont tout à gagner à plus de responsabilité et d'autonomie dans le travail.